Voilà un mois que j'ai pris mes quartiers à Montbrison, et je m'aperçois que je n'ai pas encore évoqué ma découverte de cette petite ville. Je n'ai pas cherché à l'apprivoiser, il me faudrait y rester beaucoup plus longtemps pour en avoir la prétention, elle s'est ouverte à mes yeux avec pudeur, j'ai pris plaisir à l'arpenter, la photographier (avec ou sans appareil, mais l'oeil est déjà un ami), à me perdre parfois dans son coeur étrange historique niché sur une butte.
Je n'avais pas particulièrement l'intention de situer mon roman dans ces lieux, quoique la résidence soit l'occasion de se frotter à cette évidence. Mais les événements et les rencontres m'ont peu à peu fait changer d'avis. Ecrire par le petit bout de la lorgnette de ma candeur d'étrangère,
pourquoi pas ? Je sens que l'arrière-cour de mon imagination frémit enfin. Il y a là une histoire qui s'éveille et va bientôt réclamer mon attention. Il me fallait être patiente, me laisser glisser peu à peu dans cette peau de basalte et enfiler des yeux nouveaux pour être apte à recevoir le décor.
Tous les écrivains vous le diront, on n'accueille pas une histoire, c'est elle qui s'invite. C'est elle qui entre un jour dans le salon ou la cuisine, s'assied à la table sans crier gare, hèle l'aubergiste et compose son propre menu.
Hier, l'histoire avait faim. Elle m'a cueillie à 8h02, alors que je passais la porte du collège Victor-de-Laprade, bâti dans un ancien couvent d'Ursulines, à la rencontre de deux classes de 5ème qui avaient lu mon roman
C'est toujours mieux là-bas. La lumière hivernale sait magnifier les lignes et l'espace, j'ai été saisie par un rayon trouant la cour d'honneur. Le soleil passait un bras sous une voûte striée de branches nues de tilleuls.
La cour d'honneur
Le lieu de la rencontre était tout aussi prégnant, un CDI taillé dans un vieux réfectoire haut et large comme le plafond du ciel, au mobilier désuet mais plein d'âme. Les enfants étaient là, attentifs, tout entiers à leurs questions. Avant de repartir (nantie de 3 tablettes de Lindt 72 %), Stéphanie, la documentaliste, m'a offert un avant-goût du domaine. Une ambiance digne des Disparus de Saint-Agil.
La galerie des souvenirs
Escaliers de pierres, couloirs en boiseries, sols en tomettes vernies chahutées de creux et de bosses (ou "mallons"), planchers et charpentes multicentenaires, alcôves improbables, portes et fenêtres fermées aux secrets, placards sybillins, bibliothèque en noyer à faire peler d'envie Giono et Bosco, une chapelle au choeur fatigué contrastant avec la modernité de ses vitraux, façonnés par un artiste espagnol.
En réponse à mon chapelet de questions, Stéphanie m'a remis un ouvrage,
Victor-de-Laprade, petite histoire d'un collège, écrit par Pierre Drevet, l'enseignant qui m'a accueillie. Je le feuillette, le temps de tourner quelques pages, voilà que j'aperçois l'auteur. Les appels de l'imagination m'enhardissent, je risque à la volée :
"Serait-il possible de faire une visite du lieu et de prendre des photos ?"
Je devine un sourire intérieur.
"Oui..."
J'ai été ferrée par la Maison, il le sent.
"Demain, 13h30 ?" propose-t-il.
"Banco !"
Le lendemain, je retourne donc déambuler entre les murs du collège, en compagnie de Pierre.
Le tableau des clefs du paradis fascinerait une Agatha Christie. On y trouve même la clef du pigeonnier. Mais celle qui intéresse mon guide est celle du grenier. Je le suis, ravie.
L'endroit m'évoque le décor délaissé d'une pièce de Tadeusz Kantor, où se côtoient le fugitif et le permanent, l'enfance et la vieillesse. Je macule mon manteau aux toiles, poussières amoncelées de tous âges, au mobilier cagneux, livres de messe oubliés, habits sacerdotaux, cartes pliées aux frontières coloniales, partitions, ouvrages orphelins, pots en terre, disques, instruments abscons et autres ovnis dont l'enchevêtrement frise l'anachronisme.
Après avoir quitté le grenier, nous retraversons la galerie des souvenirs, habitée par les visages de décennies d'élèves, parmi lesquels, un certain Pierre Boulez. Divers portraits en exergue aussi, les hommes du lieu qui ont laissé là leur empreinte. Je m'attarde devant quelques-uns, le père Couturier, le père Jean Duperray, le père Antoine Charmet, mort à Buchenwald en 1945.
Nous reprenons le fil des méandres. Marches, angles, poutres, fissures, ajours, lucarnes, passages. Je mitraille, scrute, questionne, panoramique à tous les vents pour tenter de saisir quelques fragments de ce puzzle dantesque.
Pierre me montre des photos et me parle du "Grand Régal", ces deux journées de festivités qui clôturaient l'année scolaire, où les jeunes qui terminaient leur séminaire enterraient joyeusement leur vie d'interne. Une sorte de quille, deux jours de folle anarchie, entre chants, cris, jeux, pièces de théâtre, surprises et farces, deux jours de tumulte, de réjouissances et de liberté, rappelant l'esprit de l'adage rabelaisien
Fais ce que voudras de l'abbaye de Thélème...
Je suis mon guide dans l'ancien dortoir des internes, cloisonné maintenant en salles de classes, puis nous ressortons. Les multiples cours sur plusieurs niveaux ne cessent de m'étonner. La cour des Tilleuls, pour les sixièmes, en haut. Plus bas, celle des cinquièmes. Enfin, au pied du bâtiment principal du couvent, la cour des quatrièmes/troisièmes.
"L'étage" des sixièmes s'étale jusqu'à la propriété des Perrichons qui abrite aujourd'hui des salles de maths, d'anglais ou d'allemand, pavées de mallons ou au plancher de chêne.
Cette partie a été restaurée, aussi quand Pierre m'invite à passer le nez derrière une porte et à découvrir un escalier ouvragé sculpté par le contre-jour, je lui emboîte le pas avec une curiosité avide. Quand nous retournons au-dehors, le vent nous rapporte les effluves d'huile de colza grillé et de noix qui s'échappent du moulin à huile, à un vol d'oiseau du collège.
Pierre me ramène vers le haut bâtiment des quatrièmes/troisièmes. Ici, les fondations du couvent mêlent leur colonne vertébrale à celle de l'ancien château médiéval, on ne sait où débutent et où s'achèvent les architectures, les lignes de forces et les déclivités se croisent, jusqu'au sols dont les matériaux disparates se succèdent avec les années, mallons, plancher, lino, ciment. Strates infinies où se sont déposés des sédiments d'histoires complexes.
Je n'ai entrevu que la partie émergée de l'iceberg, je le sais. On ne cerne pas un tel lieu à la mémoire gigogne en une simple visite, ni même en une centaine. Je ne sais pas encore si mon roman viendra s'y nicher, ni comment d'ailleurs, l'endroit impose l'humilité. Mais une chose est sûre, mon imaginaire y a pris de l'élan.
Et je repars exaltée comme le Renard du Roman qui vient d'entrevoir un festin à travers une fenêtre et cherche l'interstice pour se glisser à l'assaut.